Cu Dragoste

Le plomb n’a pour seul motif que sa reconversion en or. C’est là, du moins, l’idée que je me plais à chérir et bien qu’il m’arrive parfois d’oublier de le faire, les histoires qui tendraient à venir le prouver affluent dès que je leur ouvre la porte de la salle d’attente où tranquillement, elles semblaient patienter.

Parmi les obnubilations de mon enfance, la peste occupe une place de choix. La peste, oui. Avec ses bubons et son folklore. Et j’avais beau savoir qu’elle n’avait plus vraiment cours, rien n’y faisait.  Assortie de visions de tortures endurées dans d’humides cachots, elle s’était imposée et je m’étais retrouvée coincée en plein cœur d’un moyen-âge de légende.

Dans l’appartement bourgeois où j’habitais, un silence lourd pesait sur toutes choses, donnant plus de corps encore au monde fantasmé que je m’étais créé tout en préservant en moi l’ignorance de tout ce qui aurait dû me concerner. Nul n’avait ainsi cru bon de me dire que le clochard assis sur le banc de l’avenue juste en dessous de la fenêtre était mon frère. En fait, je n’avais d’autres choix que de tout deviner, à partir de bribes de phrases que j’attrapais, comme cette formule énigmatique que ma mère par trois fois avait prononcé : « Savez-vous que nous avons des origines ? ».

Et puis un jour, ce fut la révélation. Voilà qu’en interceptant dans la bouche de ma génitrice, le mot père accolé à celui de roumain, la fameuse origine venait de débouler à grand fracas sur ma tête. Ce jour-là, j’attrapais un grand-père comme on contracte la peste, rendant l’ombre furtive qui hantait mes nuits, terriblement personnelle. Je fus dès lors convaincue que son héritage allait devenir mien, ma mère ayant eu le bon goût de le refuser : le vampire allait donc venir me chercher.

Ce n’est qu’après une quarantaine d’années, accompagnée par une thérapeute inspirée, que la nécessité d’enquêter sur les cadavres entreposés dans les placards de l’histoire familiale, s’est fait jour et que j’ai choisi de l’affronter. C’est comme ça que de façon fortuite, j’ai découvert que le père du légendaire et incontournable Vlad Dracul était membre d’une société secrète ayant pour nom l’Ordre du dragon inversé. Et moi de me dire : « Très bien ! Puisque c’est ainsi, je vais le retourner ! ». Dès lors, je me suis mise à m’intéresser aux dragons. À les peindre. À leur parler. À militer afin que leur noblesse et leur nature divine leur soit restituée ; suite à quoi lesdits dragons se sont mis à pleuvoir littéralement, histoire que je ne puisse ignorer à quel point les dragons s’intéressaient à moi par réciprocité. Le mien s’appelait Drag ; c’est du moins ce que j’avais décidé.

Et puis un jour, après m’être rapprochée d’un centre orthodoxe qui, je l’ignorais alors, était relié au patriarcat roumain, je me suis portée volontaire pour me rendre en Roumanie. Officiellement, nous allions apporter des dons à un orphelinat, mais ce n’était, à mes yeux, rien d’autre qu’un prétexte : j’allais à la rencontre de l’histoire maternelle afin d’achever de me réconcilier avec le fameux grand-père. Ce que je ne savais pas, c’est à quel point le par-don allait s’avérer radical.

Juste avant de quitter la France en effet et alors que ce n’était aucunement au programme, nous passâmes devant tous les endroits, de l’hippodrome de Vichy à la prison de Cusset, où mon père, acteur de la peste, avait été emprisonné à la Libération.

Ce que j’ignorais aussi, c’est que le prêtre qui était du voyage, allait me proposer de prendre la place de sa femme pour passer la frontière. Or, vous pouvez me croire : entrer en Roumanie à la droite d’un prêtre quand on a rêvé de vampire presque toute sa vie, cela n’a rien d’anecdotique.

Au bureau de poste de Sibiu où trois d’entre-nous s’étaient arrêtés, il y avait une carte dont le texte m’a interpellé. Dessus, il y avait en effet écrit Cu Dragoste et comme j’ai pensé qu’il y avait une sorte de parenté, je me suis retournée vers l’étudiante en théologie pour savoir ce que cela signifiait, ce à quoi elle m’a répondu « Avec Amour », ce que j’ai estimé être un beau début de piste. Mais c’est le lendemain dans le mémorial d’une chapelle, que le mot Drag m’est apparu écrit en toutes lettres et mon cœur s’est alors aussitôt emballé.

« Drag ? m’a dit le traducteur. Cela veut dire l’être aimé. Ou bien Chéri si vous préférez ».

Ainsi mon Dragon s’appelait Chéri et j’avais fait le voyage afin de ne plus jamais l’ignorer.